Pour répondre à cette question impossible, il me faudrait d'abord répondre à plusieurs autres questions : Qu'est-ce qu'un homme ? Comment le fabrique-t-on ? Que pensons-nous qu'il devrait être ? Y a-t-il en l'homme un dégoût de vivre qu'on ne rencontre pas chez les femmes ? Y a-t-il un instinct de destruction spécifiquement mâle ? Y a-t-il, dans l'univers masculin, des fragilités que nous n'aurions pas encore identifiées et qui mènent au suicide ? L'homme est-il fait pour vivre ? Est-ce que sa mise au monde est plus complexe ?
Je préfère vous le dire tout de suite, je ne détiens pas de telles réponses. Je n'ai ni le savoir, ni l'expertise pour m'aventurer dans ces territoires. Et, sans désespérer, sans même vouloir vous mener dans la désespérance, je pense que nous n'aurons pas une réponse nette à ces questions avant bien longtemps. Mais cela ne constitue pas une raison pour cesser de penser. Je vais donc tenter de répondre à cette question : pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ? Et je vais vous proposer plusieurs réponses. Mais mes réponses seront parfois contradictoires. Il ne faut pas avoir peur de ne pas savoir, de se contredire, de se retrouver devant des paradoxes. Nous ne sommes pas ici dans un domaine scientifique, même si nous parlons parfois le langage des sciences et si nous inventons des concepts comme la la prévention du suicide.
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ?
D'abord, nous occupons une place vide dans le néant. Nous sommes là par hasard ou par amour. Nous habitons le corps d'une femme, la tête d'un homme ou les deux. On nous parle. On nous fabrique. On s'occupe à nous sortir du néant ou à nous y enfoncer. On nous dit : "viens" ou "pourquoi es-tu là?" On nous rêve, on nous veut, on nous désire, on nous rejette, on nous nie. Mais toujours on nous parle.
Je parle avec des mots. J'effectue un remplissage du néant. Je parle et vous écoutez. Nous sommes tous attentifs. Je parle et vous vous parlez en même temps. Vous êtes en train de vous dire : "je n'y avais pas pensé" ou "je savais déjà tout cela". Le suicide est un retour au silence. Le retour du néant. Plus rien ou presque de l'autre ne peut être entendu. Parfois, parce que nous sommes aveugles, plus rien de l'autre n'existait depuis des jours, des mois, des années.
Les hommes ont, plus que les femmes, un problème de langage. Ils ne savent pas se dire. On pourrait aussi écrire : nous ne savons pas les entendre. Ils ne savent pas occuper l'espace, remplir le néant avec des mots. Nous sommes le langage. Par le langage, je construis un lieu d'où quelque chose de moi peut être entendu. Pour le moment, les femmes savent mieux que les hommes que les mots ne sont pas là pour rien, mais les femmes ont besoin des hommes, de tous les hommes et les hommes ont besoin des femmes pour apprendre, et nous avons besoin de nous pour y croire. Nous sommes tous des décodeurs de langage. Le suicide est un échec, un cas limite, une transgression. La dernière. Le suicide, c'est toujours un humain qui est en train de dire : là où je suis, personne n'entend.
L'univers masculin, chez les jeunes et chez les adultes, est si faible en langage qu'il suffit d'un rien pour franchir les limites. La limite pour dire qu'il n'y a pas de raisons pour vivre.
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ?
Parce qu'ils sont des hommes.
Un homme, c'est-à-dire un être humain à qui on a dit qu'il devait vivre dans le soupçon. À qui on a dit, depuis une vingtaine d'années, qu'être homme est une maladie, à qui on a dit qu'il devait même douter de son humanité parce qu'il est un homme. À qui on ne cesse de répéter qu'il est malhabile, qu'il est coupé de ses émotions, qu'il s'enferme dans son silence, qu'il est violent, qu'il est un mauvais père, un mauvais baiseur, un mauvais amant, un être sans compassion, un sous-développé affectif, un violeur potentiel.
En même temps, il peut être un héros. Tout régler d'un coup de poing. Devenir chevalier servant. Sauver l'humanité une arme à la main. Une femme peut lui dire : "Sauve l'humanité et je retourne à la maison", comme on peut le voir dans Independance Day.
Et parce qu'il n'est plus le définisseur de ce qu'il doit être, parce qu'il a du mal à savoir ce que c'est qu'être un homme, parce qu'il attend une réponse d'ailleurs mais qu'il n'y a plus d'ailleurs, il est de plus en plus torturé, contradictoire, malade, indécis, flou, brisé, ébranlé, abject et brillant à la fois.
Mais il est aussi suicidaire. Il vit dramatiquement son problème d'identité parce qu'il ne réussit pas à être un homme et ne sait plus ce que c'est qu'être homme. Alors, les questions reviennent.
...qu'est-ce que n'aurait pas perdu le monde si je n'avais pas vu le jour ? Qu'en dirait le soleil ? Et qui donc vivrait alors dans ma chambre ?1
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ?
Je ne crois pas que l'on se suicide pour une raison générale, pour une conception générale de la vie. Mais cette idée générale que l'on peut se faire de ce qu'est vivre permet le suicide.
Je pense que les hommes se suicident parce que, dans notre société, on propose (surtout aux hommes), la mort volontaire comme une solution pour résoudre nos problèmes. La mort volontaire est de plus en plus présentée comme un fait divers. Une banalité. La fin des tourments, la fin apparente des tourments, une libération, un acte osé, une solution radicale, un droit. Un geste héroïque. Une claque sur la gueule à la société, la dernière grimace d'un homme au monde, la transgression ultime. Mais c'est aussi une rupture de langage, la fin du dialogue. Le bout du monde. Le silence.
Il y a dans le suicide des hommes, un échec camouflé en geste héroïque. Je dirais que la chose est énorme, mais elle est là. Il y a, dans le suicide des hommes, un échec déguisé en acte libre et volontaire. En écrivant cela, je ne dis pas que les hommes qui se suicident sont lâches, je veux surtout dire que c'est ainsi qu'on nous propose de penser notre vie d'homme. Et c'est justement parce que c'est ainsi qu'il me semble urgent de questionner sérieusement le concept de mort volontaire.
Aucun humain ne peut prétendre vivre en évitant pendant 70 ans une ou plusieurs crises existentielles. Mais il est rare que l'on insiste sur le fait que les crises existentielles sont des fragments de vie. Un moment pénible, souffrant. D'une temporalité brève ou longue, mais toujours un fragment de la vie, un fragment du temps.
Aucun humain n'échappe vraiment aux crises existentielles et c'est durant ces crises qu'il a besoin plus que jamais de se rappeler qu'il est un humain. Mais il n'est jamais facile de raconter que la solitude est en train de nous manger de l'intérieur.
Affronter la souffrance n'est possible qu'ensemble, même si nous savons bien que nous ne pouvons jamais comprendre précisément la souffrance de l'autre. Les crises existentielles n'ont pas vraiment de solution définitive, elles sont là comme une fatalité.
Mais nous ne comprendrons rien au suicide tant et aussi longtemps que nous le réduirons à une maladie. Une crise existentielle n'est pas une maladie, c'est un passage obligé dans la vie d'un être. Un passage terrible dans une société qui réduit toute la vie à un divertissement, à un amusement vidéo, au spectacle. Un passage terrible dans une société qui n'en a que pour le ludique, qui camoufle le mal d'être.
Une crise existentielle est un moment où la solitude nous prend à la gorge. Elle fait douter de l'autre, des autres, de l'amour, de l'amitié, de ma propre existence dans le monde.
Comme le disait un personnage dans une nouvelle de Tolstoï :
...c'est de moi-même dont je suis fatigué, c'est moi la chose intolérable qui est mon tourment. (...) je ne parviens pas à m'éloigner de moi-même.2
Il y a des moments dans la vie où l'on devrait s'interdire de se fréquenter parce qu'on n'est plus fréquentable.
Un homme qui aime est un homme qui accepte et prend le risque de "s'éloigner de lui-même". Il se laisse habiter par une autre. Il se sait regardé, il se sait regardant. La "fatigue de soi", la terrible "fatigue de soi" n'est plus là.
C'est toujours de soi qu'on s'épuise. Un homme qui pense au suicide est souvent un homme qui est épuisé de lui-même, de ce qu'il est ou de ce qu'il n'est pas, de ce qu'il n'arrive pas à être. Il s'enlise en lui-même. Nos yeux ne sont pas faits pour se regarder.
Tout cela n'est pas spécifique au masculin, on s'entendra là-dessus. Mais le "moi" masculin est depuis plusieurs années en reconstruction, peut-être même faudrait-il dire en déconstruction.
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ?
Parce qu'ils sont seuls et qu'ils vivent les enseignements de la culture, à savoir que la solitude est bonne pour les hommes. Ils doivent en supporter les bonheurs et les souffrances. Et cette solitude n'est plus pensée. Mais elle élimine toute rencontre avec les autres. Les enseignements d'une culture qui propose l'enfermement en soi, la prison, le cachot.
Ce n'est pas seulement une question de sentiment. Cessons de nous réjouir de cette découverte assez niaise finalement, qui veut que les hommes soient incapables d'affirmer leurs sentiments. Voilà maintenant vingt ans qu'on le dit, qu'on le répète, qu'on travaille à faire parler les hommes. Plus on le dit, plus ils se taisent, plus ils se ferment.
Retrouvons en nous les pouvoirs de la recherche, non seulement pour faire pleurer les hommes, mais pour découvrir comment fonctionne un être humain qui ne choisit pas le langage pour dire qui il est.
Si les hommes pensent qu'ils sont lorsqu'ils font, il faut admettre que notre société n'a plus beaucoup de choses à leur offrir. Les hommes attendent. Ils ne travaillent plus, ils ont du mal à fonder une famille. Ils n'ont bien souvent qu'une existence aléatoire dans cette société. Tout leur échappe, en commençant par eux-mêmes, mais aussi le monde, l'amour, les femmes, les enfants, le travail, le bonheur et le goût d'être. Et quand j'écris que tout leur échappe, je ne parle pas de l'homme qui se voudrait propriétaire de tout cela.
Je pense surtout à un homme qui vit avec l'idée qu'il n'existe pas seulement pour lui-même, mais avec les autres et pour les autres.
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils ?
L'homme se suicide parce qu'il est désoeuvré, il faut insister sur le mot. Désoeuvré : qui n'exerce pas d'activité précise. Inactif. Inoccupé. Oisif.
Derrière la plupart des suicides, il y a du désoeuvrement. Désoeuvré social, sans travail. Désoeuvré psychologique, sans projet de vie. Désoeuvré affectif, sans aucun amour à vivre.
Il se pourrait bien que le désoeuvrement de chaque être, le désoeuvrement de l'âme mène directement à la négation de son être. Et l'être peut résister longtemps. Il peut se tuer lentement. Ça commence par la noyade dans l'alcool, la dérive dans les drogues. Vivre encore oui, mais le plus possible à côté de soi, le plus loin possible de soi.
Quand il est impossible de s'oublier pour les autres, on commence à s'oublier soi-même. On s'installe ailleurs. Parfois même en s'amusant. Le désoeuvrement d'un premier trip, d'une première cuite. Les petits plaisirs que procure cette absence de soi. Il n'y avait rien d'autre à faire que de quitter les lieux. La fierté est mince, mais le goût de vivre aussi.
Pourquoi tant d'hommes se suicident-ils?
On pourrait se demander plutôt : pourquoi tant d'hommes doivent-ils faire des efforts inouïs pour se tenir en vie devant les autres?
L'individualisme mal compris est confondu avec l'égoïsme. L'individualisme mal compris dit : tout est en toi.
Mais si, en moi, il n'y a plus rien, je me sens foutu.
Avant le suicide, il y a toujours la disparition lente ou précipitée des autres. Dans son essai intitulé La souffrance, le philosophe Bertrand Vergely écrit :
Quand on se tue, cela mobilise un nombre considérable de personnes. (...) cela a des effets que l'on ne mesure pas dans l'espace de l'humanité.
Un peu plus loin, il ajoute : Qu'on le veuille ou non, tout suicide conduit à alimenter la tristesse collective, ainsi que la piètre opinion que certains sont tentés de donner de l'humanité.3
Quand je pense au suicide d'un homme en particulier je ne peux m'empêcher de penser à cette mobilisation des autres, à cette mobilisation qui peut nous mener très loin du bonheur. L'homme qui se suicide est un homme qui a perdu ses forces. D'abord celles de raisonner, mais aussi celles d'espérer, celles qui pourraient lui faire entrevoir un bonheur possible.
L'espace humanitaire se rapetisse. Je ne le répéterai jamais assez : l'humain n'existe qu'accompagné.
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Notes :
1. Ödön von Horvath, Jeunesse sans Dieu, Paris, 10/18, p.36.
2. Cité par Colin Wilson dans L'homme en dehors, traduction de Leo H. van Hoy, Paris, Gallimard, coll. Les essais, 1958, p.185
3. Bertrand Vergely, La souffrance, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 223-224
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Marc Chabot
Professeur de philosophie
Cégep Francois-Xavier Garneau
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je suis en train de faire des recherches sur le suicide des hommes en particulier et votre propos me touche... je cherche à me documenter sur le suicide des hommes masculins (je me considère comme un homme féminin), je suis journaliste et on me demande un texte sur ce sujet... point de départ le suicide d'Alexander Mac Queen, pourquoi , le talent, la célébrité, le luxe, voilà tout ça ne suffit pas à être tout simplement heureux...
RépondreSupprimerVoici une réponse un peu tardive, j'en suis désolé.
RépondreSupprimerj'aimerais que vous me disiez quelle est la différence entre homme masculin et homme féminin. Je vous demande cela aussi parce que je ne saurais pas trop dire où je, pourrais me placer moi-même. Je fais partie de ceux qu'une part d'homosexualité existe en chacun de nous et, chez moi, elle a été un peu plus vive et plutôt sur le versant féminin, bien que cela soit sans doute un effet des abus subis. Malgré cela, ils sont plus d'un à dire que chez moi le masculin est refoulé ou nié plutôt qu'absent. Qu'entendez-vous donc par "homme féminin" ? Quant au bonheur, c'est une autre question...